mardi 10 juillet 2018

De retour

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— Alors, cette page blanche ? Comment était-ce ?
— Magnifique. Un bonheur rare.
— Vraiment ?
— Oh Oui ! Bien au-delà de toute ce que je pouvais espérer. D'emblée, elle s'est montrée parfaite dans sa virginité riche de tous les possibles. Il a suffit que je lui jette un premier regard pour que toute sa magnificence me soit révélée.
— Vous évoquiez le projet d'une confrontation...
— C'était beaucoup mieux que ça. Je parlerais plutôt d'une osmose. Et même d'une communion. Ou encore d'une "sainte conversation", à la manière de Giorgione si vous voulez : une conversation muette, d'esprit à esprit, sans que soit nécessaire le recours au moindre mot. 
— C'est moi que vous laissez sans mots. Je m'attendais à autre chose.
— Je comprends. C'est souvent le problème : l'attente. L'attente d'autre chose. On sait rarement s'en tenir à la contemplation de la page blanche. Il faut aussitôt qu'on y projette toutes sortes de fantasmes, d'élucubrations. On ne peut s'empêcher de trépigner à ses pieds. On se sent prêt à tout, caquetant dans le vide avec un instinct névrotique de conquérant. Étonnez-vous après ça que le silence intérieur se dérobe ! Vous avez rompu le charme en cédant à une impulsion orgueilleuse. Comme la page blanche est docile, elle accueillera tout ce que vous voulez. Seulement, il ne faut pas espérer pourvoir retourner en arrière. Vous voilà face à vous-même, rien qu'à vous-même, à votre propre voix, à votre prétention à formuler quelque chose qui serait de plus grande importance que le silence premier de la page blanche. Son vide vous a fait peur, il vous a fallu l'occuper, le remplir, y projeter je ne sais quoi de personnel qui vous semblait (mon Dieu) impératif. Je parle d'expérience : que de fois ai-je cédé à cette tentation ! Toujours avec griserie, et toujours avec le sentiment de trahir. Et plus que ça : d'accomplir un viol. Oui, un viol. Comme on se sent misérable alors ! La culpabilité qu'on s'efforce de ne pas entendre vous ronge dès lors nuit et jour. Le jour on est irritable, la nuit on ne dort plus. Folie ! C'est cette misère que je m'étais déterminé cette fois à ne plus reproduire. 
— Et comment vous y êtes-vous pris ?
— L'attention, la concentration, la vigilance la plus grande. Enfin, la contemplation (qui elle ne demande plus le moindre effort).
— Si je comprends bien cette retraite a été d'un parfait non profit.
— Qui songerait à tirer profit de l'amour ?
— Je vois. En un sens vous en êtes au même point qu'avant votre départ.
— Au point zéro, précisément. Tout le monde néglige le point zéro. On veut vivre, mais sans le point zéro ça n'est rien que de l'anecdotique dont il ne restera rien. Des souvenirs tout juste bon pour distraire la perfusion terminale. Désolé de faire le rabat-joie. 
 Pfff.
 Quoi ? T'as un problème ? You're talking to me ? Allez, tire-toi minus, tire-toi.