mardi 12 juin 2018

Il y a moi et moi...

(entendons-nous)
Pas question de nier le moi fonctionnel. Il est nécessaire et parfaitement légitime. Même les animaux possèdent ce sens de l'individualité basique. Pour communiquer il faut être deux, toi et moi, distincts. Pour me rendre quelque part il faut que je sache où je suis, il faut que j'aie conscience de ma localisation spatiale. Je ne peux nier la présence de mon corps, le moi fonctionnel est là pour le préserver des accrocs. Tout ça est entendu. 

Le problème est le moi imaginaire, narcissique despotique et inquiet. Cette image de soi, construite de toutes pièces, n'a rien de naturelle. C'est une figure en carton-pâte séparée du fond de laquelle elle se distinguerait absolument. Avec elle naît la prétention d'être un individu exceptionnel, exceptionnellement malheureux ou chanceux, un cas unique, une problématique à fouiller sans fin. Ce personnage imaginaire s'attribue tout ce qui est vécu. Il serait celui qui décide, celui qui a raison contre les autres, celui qu'on ne comprend pas, celui dont on va voir ce dont il est capable, etc. Il se croit central, le pivot du monde (glorieux ou piteux). C'est à la fois la tour de contrôle et le pilote dans l'avion. Tout passe par lui. C'est lui qui respire, c'est lui qui s'est fait lui-même, c'est lui le seul responsable de sa réussite ou de sa faillite. Il porte son existence sur ses épaules. Il endosse la responsabilité de tout (ce qui fait qu'il balance sans arrêt entre fierté et honte). Il s'attribue tout. Brrr.

Pourtant, ce​ moi qui se croit à l'origine de toute action arrive en réalité toujours avec un train de retard par rapport à l'action qui a eu lieu spontanément sans qu'il intervienne. Aujourd'hui, de multiples études ont prouvé que le cerveau s'active plusieurs secondes avant que la pensée-moi ne se l'attribue avec la prétention que c'est lui qui a fait ce choix qu'il croit personnel (enfin, vous m'avez compris - reformulez ça correctement si vous vouez, je ne vais pas y passer mon après-midi). Je ne suis pas sûr qu'on ait bien vu l'importance d'une telle découverte, en quoi elle remet en question toutes les croyances sur notre fonctionnement. Autrement dit c'est la "nature" qui décide pour nous (action, choix et réflexes spontanés), ce que le moi nie en prétendant être à l'origine de tout. 

C'est aussi délirant que la feuille qui se décrocherait d'un arbre en pensant "J'ai décidé qu'il était temps de m’octroyer un petit vol à l'air libre, je n'en pouvais plus d'être scotchée à cette branche !". De même, aucun étourneau ne s'attribue la prouesse de ne heurter personne dans la foule si compacte de leur nuée magnifique.

C'est plus clair là ? Ok. J'ai bien fait de préciser alors. Merci Pierre :)

Je pourrais dessiner un vol d'étourneaux, tiens — c'est joli ça un vol d'étourneaux...

dimanche 10 juin 2018

Un effort constant

Le maintien de la pensée-moi nécessite un effort constant parce que ce n'est pas du tout naturel de se prendre pour une personne. Nous sommes les seuls êtres de la création à avoir cette ridicule prétention d'un moi central aux commandes de la vie (je pense, je décide, je crée, je mange, je pète, je meurs). Pour que cette croyance aberrante se maintienne comme force d'illusion il faut l'entretenir sans arrêt contre l'évidence de son absurdité. Aussi toute réflexion qui viendrait à la remettre en cause est aussitôt perçue comme une terrible menace — le château de cartes pourrait s'écrouler. Le réflexe de défense pour rejeter l'objection narcissiquement insupportable est alors immédiat : sarcasmes, mépris goguenard, amalgames intellectuellement malhonnêtes, etc. (La surchauffe défensive est le mode ordinaire du moi.) 
Pour faire passer la pilule je peux te dessiner, au choix : une femme à poil, une montagne escarpée, des pas perdus dans la neige, une marmotte, un chalet suisse, un tablette de chocolat ou une pendule à coucou. Tu choisis quoi ?