vendredi 1 mars 2019

Zazen

Quand j'ai découvert le zen j'étais un peu paumé, je sentais que ma vie allait se poursuivre en me laissant frustré d'un je ne sais quoi qui me semblait essentiel à découvrir. En lisant un premier livre, je suis tombé tout de suite sur une mise en garde : « Tout ce que vous lirez sur le zen ne sera d'aucune utilité, ça ne fera que vous exaspérer. Ce serait comme de vouloir se soulager d'une démangeaison au pied en se grattant à travers la semelle de votre chaussure. Il n'y a qu'une façon de comprendre le zen, c'est de l'expérimenter vous-même par tout votre corps. Le zen, c'est zazen. Se tenir immobile face au mur blanc, les yeux mi-clos, et voir ce qui se passe quand vous n'êtes qu'écoute, sans attente de rien, laissant s'éveiller une attention sans intention. Toute attente d'une expérience, d'un état, d'une libération, d'un soulagement quelconque rendra impure votre méditation, vous passerez à côté de ce qu'elle peut vous révéler si vous n'attendez rien. »
Le pratique du zen n'est donc pas un moyen pour atteindre un bonheur à la noix, ce n'est pas la clé de l’épanouissement, ni toutes ces conneries pour être cool ainsi que la pub et les médias nous le vende. Zazen, c'est la rencontre avec soi. En un premier temps, c'est l'observation silencieuse de tout le boxon intérieur. L'accepter, voir qu'il nous rend fou, sourd et aveugle, qu'il nous retire tout disponibilité à l'instant. Accepter de voir les nœuds et les fixations, toute notre névrose, tous nos films et scénarios ineptes. Avec zazen on se redresse courageusement pour voir tout ça en face. On ne se défile plus, on ne détourne pas le regard, on ne compense plus. On prend tout dans la gueule. C'est une épreuve, une ascèse. Pourtant ce n'est pas non plus une mortification. Mais il faut en passer par l'observation de notre souffrance intérieure, par le constat du manque existentiel autour duquel tourne nos vies. Après quoi seulement, et à condition de ne rien vouloir y changer, les choses se décantent progressivement d'elles-mêmes, à leur rythme - ça peut être très long, des années et des années.
Aucune manipulation, aucune technique, aucun précepte, aucune règle (« Une seule règle : pas de règles. ») Alors le sentiment exaspérant d'être séparer d'avec toutes choses commence à s'assouplir doucement. Une empathie commence à s'élever spontanément. Les défenses tombent. Une présence intemporelle se révèle. Mais c'est inutile d'en parler. Pas de commentaires, pas de saisie, pas de jugement ou d'évaluation. C'est une voie sans chemin. Dès le début, tout est dit. Il n'y a pas de progression. On ne vous fait rien miroiter pour plus tard. C'est une voie abrupte, la voie directe qui ne mène nulle part. « Il te faut d'abord mourir sur le zafu. » (le coussin de méditation) Mourir à ce que tu n'es pas, mourir au désir de devenir. Mourir aux fausses identifications, perdre toutes les étiquettes, se mettre à nu, retrouver le regard du nourrisson - et découvrir son visage originel, celui d'avant notre naissance. Mais rien de tout ça n'est dit comme un enseignement. Tout est à comprendre avec ses tripes sur le coussin, à travers une posture précise qui favorise la plus grande immobilité et l'éveil des énergies. Bouddha n'est qu'un homme qui a traversé la souffrance. Aucun culte ne lui est rendu. Les cérémonies sont de pures formes vides, désinvesties de sens - c'est un koan (une énigme) en mouvement.
Tout ceci pourrait tourner facilement au grand n'importe quoi si ce n'était pas précis et transmis précisément. D'où la nécessité ce que j'appelle tradition (pas d'adaptations opportunistes au "client", pas de concessions, pas d'arrangements : c'est ça ou ce n'est rien.)
On m'a demandé : qu'en est-il de l'amour dans tout ça ? J'ai répondu qu'on n'en parlait pas. Que c'était à chacun de voir ce qui se révélait pour lui. Ça peut être l'amour inconditionnel (ou pas), ça peut être la joie sans objet (ou pas). Ça n'a aucune importance.
Qui pourrait aujourd'hui véhiculer tout cela ? Des coachs de développement personnel ? Des thérapeutes ? De doux rêveurs plein d'amour ? Allons !... Seul ce que j'appelle la tradition le peut.
La plus grande passion est nécessaire. Ce qui peut paraître paradoxal si on se souvient que le bouddhisme primitif visait l'extinction des passions et des désirs supposés être causes de la souffrance. Mais passion il y a bien dans la pratique, ne serait-ce que pour trouver la force de s'arracher à la force d'inertie, aux conditionnements, pour sortir de la fascination du film. Passion constante de la vérité. Urgence passionnée qui doit tout dévorer. Sans passion, on roupille dans la routine aveugle, le mental poursuit ses farces à l'infinie. 
"Voir sa véritable nature" implique une passion totale, prête à sacrifier sa pseudo vie personnelle. Le méditant doit être comme une flamme puissante qui se dresse verticalement entre la terre et le ciel, tel un paratonnerre qui capte la foudre pour brûler tous les résidus et attachements illusoires (quel lyrisme ! ^^). C'est le seul moyen de sortir de l'histoire hypnotique du faux moi.
Tout oublier, tout sacrifier, mourir sur le coussin pour renaître au maintenant.
Pas demain, non, maintenant !
C'est cette urgence qu'incarnent et transmettent les maîtres. Ils ne font rien d'autre, c'est leur seule fonction. Je les respecte pour ça. J'ai pour eux la plus grande gratitude.

Arrive un jour où les maîtres ne sont plus vus comme des maîtres, où le zen ne veut plus rien dire, ou la tradition a rempli sa fonction. Alors on quitte le dojo, le temple, la tradition, on s'en retourne à la vie ordinaire, on cesse de "puer le zen". Tout ça fait partie de la voie. C'est un paradoxe, une farce inouïe : tout ce détour pour revenir au point de départ. Oui. Et pourtant...