mardi 6 décembre 2022

Immobile

Tolstoï, Carnet (1910)

Il semble d'abord que le monde se meut dans le temps et que je marche avec lui, mais plus on vit et plus c'est d'une vie spirituelle, plus il devient clair que le monde se meut et que soi-même on est immobile. Parfois on en a clairement conscience, parfois on retombe dans l'erreur qu'on se meut avec le temps. Et quand tu comprends ta propre immuabilité — ton indépendance du temps, tu comprends aussi que non seulement le monde se meut tandis que tu restes immobile, mais qu'en même temps que le monde se meut ton corps : tu grisonnes, tu perds tes dents, tu t'affaiblis, tu es malade, mais tout cela se fait avec ton corps, avec ce qui n'est pas toi. Tandis que toi tu es toujours le même — un seul et même toujours : à huit ans et à quatre-vingt-deux ans. Et plus tu as conscience de cela, plus la vie se transporte d'elle-même hors de toi, dans l'âme des autres hommes. Mais ce n'est pas seulement cela qui te convainc de ton immuabilité, de ton indépendance du temps — il y a une conscience plus solide du fait que le moi, ce qui constitue mon moi indépendamment du temps, est un, toujours un et indubitable. C'est la conscience de mon unité avec le Tout, avec Dieu.