vendredi 10 juin 2016

Devenir adulte

(Ce qui s'est passé /3)


Très vite, à mesure que je jugeais, je me suis séparé de tout. Les mille petites choses chéries que j'aimais tant se sont progressivement éloignées de moi. Je n'étais plus là avec elles – elles en moi et moi en elles –, non, j'étais l'esprit orgueilleux se tenant à distance pour mieux soupeser. Rupture définitive avec l'immédiateté de tout, perte du moindre élan spontané et ému vers le monde, éloignement toujours plus grand de la perception directe à mesure que se développait ma passion du jugement, mon obsession exclusive pour ce qu'il est possible de penser à propos de tout. Et bien sûr je ne voyais pas le problème. Devenir adulte coïncidait pour moi à cette croissance folle des opinions (volontiers les plus paradoxales possibles, tant qu'à se distinguer). Moi parmi les adultes est devenu aussitôt moi contre eux. Moi contre les autres et moi contre le monde – non plus à l'observer silencieusement, mais à le décortiquer, à le mettre sans fin à nu à la lumière de ma prétendue intelligence acquise de fraîche date. Je suis devenu un pur esprit critique, ironique et cynique, coupé de tout. Tout ce que je voyais, je le jugeais ; tout ce que l'on me disait, je le jugeais ; tout ce que je pensais, je le jugeais; tout ce que j'éprouvais, je le jugeais. Je me séparais ainsi de tout à chaque instant. Passion terrible.