Très
vite, à mesure que je jugeais, je me suis séparé de tout. Les
mille petites choses chéries que j'aimais tant se sont
progressivement éloignées de moi. Je n'étais plus là avec elles –
elles en moi et moi en elles –, non, j'étais l'esprit orgueilleux
se tenant à distance pour mieux soupeser. Rupture définitive avec
l'immédiateté de tout, perte du moindre élan spontané et ému
vers le monde, éloignement toujours plus grand de la perception
directe à mesure que se développait ma passion du jugement, mon
obsession exclusive pour ce qu'il est possible de penser à propos de
tout. Et bien sûr je ne voyais pas le problème. Devenir adulte
coïncidait pour moi à cette croissance folle des opinions
(volontiers les plus paradoxales possibles, tant qu'à se
distinguer). Moi parmi les adultes est devenu aussitôt moi
contre eux. Moi contre les autres et moi
contre le monde –
non
plus à l'observer silencieusement, mais à le décortiquer, à le
mettre sans fin à nu à la lumière de ma prétendue intelligence
acquise de fraîche date. Je suis devenu un pur esprit critique,
ironique et cynique, coupé de tout. Tout ce que je voyais, je le
jugeais ; tout ce que l'on me disait, je le jugeais ; tout
ce que je pensais, je le jugeais; tout ce que j'éprouvais, je le
jugeais. Je me séparais ainsi de tout à chaque instant.
Passion terrible.