Chaque
jour vous faites ce qui doit être fait, et dans l'ensemble vous le
faites plutôt bien. Vous savez faire face, vous ne vous défilez
pas, vous ne ménagez pas votre peine. Aussi, globalement, les
journées se succèdent en vous donnant la satisfaction du devoir
accompli. Ces journées font des semaines, qui font des mois, qui
font des années, qui font une vie. Toute une vie avec la
satisfaction du devoir accompli. Vous êtes un bon père (si si), une
bonne mère (mais oui), une bonne fille, un bon garçon, un bon
collègue, une bonne amie. Ce qui, flûte, ne vous suffit pas.
Quelque chose d'essentiel semble manquer pour faire de votre vie au
devoir accompli une vie heureuse. Ce quelque chose, vous le
pressentez comme un supplément d'âme, un luxe, une dépense d'un
ordre supérieur. Les mots vous manquent, mais l'intuition est
claire. Appelons-la « aspiration à l'expérience poétique ».
Vous en avez maintenant la certitude : votre vie ne sera
heureuse qu'à la condition de répondre à cette aspiration.
Parfait. Reste à régler la question des moyens.
Comment
s'ouvrir à ce qui n'est pas dans l'urgence ordinaire des jours sans
avoir le sentiment de perdre son temps ? Comment surmonter la
peur de l'inutile, du non-dispensable, de la gratuité, de la dépense
pour rien ?
Une
voix en vous se sent indigne. Cette voix vous dit confusément que le
bonheur n'est pas pour vous, que vous ne le méritez pas, que la
véritable joie est forcément destinée à d'autres que vous –
plus chanceux, plus doués, plus méritants. Cette voix sourde vous
est familière. C'est la voix de la honte et de la peur. Elle est
apparue très tôt, au sortir de l'enfance, et ne vous ne vous a plus
quitté depuis.
Mais,
parallèlement, une toute autre voix ne cesse de s’élever
également en vous, s'indignant de votre sentiment d'être indigne.
Cette autre voix essaie de vous rappeler que vous être le roi se
prenant pour un mendiant quémandant en guenilles au pied de son
royaume. Réveillez-vous, Majesté ! La cour entière,
impatiente, vous tend les bras. Reprenez votre place sur le trône.
Cessez d'attendre qu'on jette deux sous dans votre sébile et
relevez-vous pour de bon : votre trésor est à portée de votre
main. Surtout, de grâce, arrêtez de mendier misérablement un peu
d'inspiration et de poésie : vous êtes le maître du monde, sa
source enchantée, le poète des poètes ! Il est plus que temps
de reprendre place dans une vie poétique digne de votre excellence.