Nina (à l'ombre d'une bouteille de rouge).
Moi dessiné par Nina.
Jamais je n'ai mangé de ragoût de bœuf avec des hommes silencieux, misérables, dans des gargotes minables. Jamais je n'ai dîné avec faste dans un immense appartement de Park Avenue. Je n'ai vu aucun film à dix cents sur Times Square, assis au premier rang du balcon, en chemise, à fumer et à rire. Jamais, sous une pluie battante, je n'ai contemplé un moment l'Atlantique en colère. Jamais je ne suis resté au coin d'une rue à Liverpool au milieu d'un après-midi léthargique en insultant les pavés parce que les pubs avaient fermé. Je n'ai fait l'amour à aucune femme au Canada, ni à Washington, ni à Nova Scotia, ni en Angleterre, ni au Groenland, ni à New York, ni dans le Maryland pas plus qu'en Nouvelle-Angleterre. Je ne suis jamais resté ivre dans un caniveau. Je n'ai escaladé aucune montagne au Groenland, ni contemplé de haut le mince ruban du fjord Ikatek. Je n'ai jamais trimé au soleil sur des chantiers. Je n'ai jamais assisté à des cocktails dans des penthouses de New York. Je n'ai jamais fait de porte-à-porte. Je n'ai jamais travaillé comme reporter dans un journal. Je n'ai jamais joué au football à l'université. Je ne suis sorti avec aucune actrice, aucun mannequin, aucune assistante sociale. Je n'ai jamais fait le moindre raffut dans les rues, pas plus que dans des bars ou des cafétérias. Et jamais, au grand jamais, je n'ai été frénétique, malheureux et avide de nouveaux horizons.
J'habite une cabane au Canada. Je ne fais pas le ménage tous les jours. Je suis le gardien des chats. Je perds des poils au mollet. Je lis de moins en moins. La présence de la forêt me rassure. J'ai peur de mourir. Je ne peux plus lire sans lunettes. Les "je" me rassurent comme les arbres de la forêt. Une forêt de "je". Une forêt de j bien verticaux. jjjjjjj. C'est jjjjjjoli. Je vais continuer comme ça. Je verrai bien. Je. Et encore je. J'espère que tu te glisses facilement dans ce je. Je c'est aussi toi sinon c'est moche. Il y a plein de traces de pas dans la neige autour de la cabane. Ce sont les miennes. Evidemment. Je ne vais pas me faire croire qu'on s'est approché pour me faire une visite et qu'on est reparti comme si de rien n'était. Je suis en train de m'enfermer dans une fiction. Vite, cassons ça. De l'air ! Je suis l'as du pétrole. Je suis le gardien du phare. Je suis la Fée Clochette. Je suis la plus belle du canton. Mon décolleté me donne le vertige. Non seulement je m'aime mais je me désire. Je suis poursuivi par des chiens. Je cours aussi vite que Marathon Man. Je suis un peintre du dimanche particulièrement névrosé. Je m'applique comme personne. Je ne pars plus en vacances. Je reste auprès des chats. Je les déteste autant que je les aime. J'ai fait fortune du jour au lendemain. Quelle frayeur. J'ai à peine eu le temps de lever la tête que ça m'est tombé dessus. Je ne travaille plus. Je ne cuisine plus. Je me fais livrer. Je déprime sec. Je suis réticent. Je suis solitaire. Je ne vois plus rien de près. Je l'ai déjà dit. Déjà je me répète. J'aime me répéter. J'aime me répéter. J'aimerais être romancier. J'aimerais écrire de jolies choses. J'aime arroser les plantes. J'aime tant de choses. Je suis réticent à presque tout. Je l'ai déjà dit. Je le répète. Je répète que je me répète. C'est ainsi. Je ne vais pas en faire une maladie. J'ai acheté des choses essentielles. Je déménagerais volontiers. Je change de cap sans arrêt. Je tourne en rond. Je me perds. Je ne t'ai rien dit pour ta mère. Je suis désolé. Je regrette. Quoi ? Je dis n'importe quoi. Depuis trois jours je tremble de tous mes membres. Ce n'est pas vrai. Je me porte comme un charme. C'est faux. Depuis que j'ai repris le yoga je ne dors plus. Allez comprendre. Tout m'échappe. Je reste gourmand comme un enfant. Je mange le miel à la petite cuillère. Je baratte le beurre à la louche. Je suis d'un autre temps.
Il est très drôle ce dessin, Oreilles Rouges. C'est toi ? Très drôle. Si si. Bon, après... moi je ne suis pas très "bonshommes". Je peux dire ça sans que tu te fâches ? (Dis-moi si tu supportes ou pas la moindre objection. Je veux discuter tranquillement, pas t'énerver ou te miner.) Je ne représente pratiquement jamais de bonshommes, tu as remarqué ? Sais-tu pour quelle raison ? Eh bien parce que je suis schizophrène. Et les schizophrènes ont un rapport très singulier à leur corps. Certains le perçoivent morcelé, d'autres ne le perçoivent pas du tout. Moi, mon problème, c'est la tête. Pas un problème dans ma tête, mais un problème avec la tête. Je ne la vois pas. Je ne l'ai jamais vue. Je n'en ai vu que des images (pas très flatteuses). Je vois mes mains, mes pieds, mes jambes, mon ombre, mais je ne vois pas ma tête. Pourtant je devine qu'elle est là, mais j'ai beau faire je ne la vois pas. Alors tu comprends que dans ces conditions dessiner un bonhomme qui serait moi avec une tête me paraît relever de la pure science-fiction. Quant à me représenter sans tête vue de l'extérieur (de l'extérieur tel que je vois les autres - qui eux ont une tête), ce serait une autre fiction toute aussi éloignée de mon expérience. Du coup je dessine ce que j'ai sous les yeux. Pas de tête. Je pense que c'est notre expérience à tous (si on y prête attention et qu'on oublie cinq minutes les miroirs). Ce qui fait que la représentation d'un "je/narrateur" avec une tête, je vois ça comme une illusion issue d'une hypnose sociale. Ce qui fait que je ne fais pas de bd. Ce qui fait que je n'ai jamais reçu le prix d'Angoulême. Et tu sais pourquoi ? Parce qu'ils détestent les schizophrènes. C'est ce qu'ils m'ont dit au téléphone quand je les ai appelés pour savoir pourquoi je n'avais toujours pas eu le grand prix. Ils m'ont dit : "Soit vous êtes complètement fou, soit vous êtes con. Je préfère me dire que vous êtes fou." Et ils m'ont raccroché au nez. Au nez de quel visage, me demanderas-tu ? C'est une bonne question.