(ni ceci ni cela)

samedi 5 novembre 2022

jeudi 3 novembre 2022

Nous saurons tout sans rien savoir

 Il y a un livre formidable qui vient de paraître. Un livre de François Matton et de Lise Charles, *La femme sans bouche*, très étrange par le titre, mais aussi très étrange parce que Lise Charles, qui est romancière, est allée construire une histoire à partir des milliers de dessins que François a réalisés depuis des années. Pourtant, l'autobiographie indirecte, le dessinateur connaît. Il a déjà publié des livres drôles et intenses, presque tous chez P.O.L (oui, un dessinateur écrivain chez P.O.L, c'est possible) et je regardais-lisais avec beaucoup d'intérêt un petit livre de lui paru en 2017, *Exercices de poésie pratique*, que j'aime parce qu'il dit en mots précis ce qu'est l'évolution d'un regard vers la considération exacte de ce qui est. Mais ce dessinateur, qui publie beaucoup sur son blog, qui a parfois fédéré certains éléments de sa vie et de sa pensée du dessin dans des ouvrages conçus par lui, cette fois, a laissé faire Lise Charles. Et le résultat est fou, comme semble l'indiquer ce titre qu'on dirait de Max Ernst (*La Femme cent têtes*, 1929) parce qu'avec délicatesse, et une indiscrétion affectueuse, la romancière a tissé ensemble des éléments graphiques qui avaient leur intensité propre, leur propre roman, pour en faire un roman familial où l'on plonge à pleines mains. Il y a ce que la femme ne peut pas dire, il y a des doubles, des frères, une soeur, un oncle, une mère, un père (peut-être mais il faut bien chercher, "Rien à dire sur les parents") des figures, des spectres, des disparus, des deuils, des mensonges, des renaissances, de la vie pure et page après page une définition par éclat de ce qu'est une mémoire et des attaches fines qui la constituent, la font dériver, s'interrompre, reprendre. Le (faux) programme des premières pages annonce la couleur : "Ce sera un journal dessiné parce que 1. Je dessine vraiment très bien, tout le monde le dit. 2. Je n'ai RIEN à raconter, alors autant dessiner ce que j'ai sous les yeux". Cette déclaration, en déni du récit, qui correspond davantage au processus à l'oeuvre sur son blog, contient tout de même des indices importants. D'abord celui d'une virtuosité naturelle, dont François Matton ne fait pas grand cas. Il dessine comme il respire, il dessine ce qu'il respire, il dessine ce qu'il voit et la force des dessins les plus désinvoltes en apparence laisse parfois pantois d'émotion (ils contiennent des récits, les bougres). On peut s'attarder-rêver, en plus du processus analytique global, sur chacun, vibrer au contact d'un sourire, d'un geste simple, d'une posture, d'un corps qui désire et même à l'approche de l'écriture manuscrite du dessinateur, concurrencé (à contre-coeur, peut-être) par des encarts typographiés qui rétablissent une lisibilité plus conforme (sentez mon agacement) et encadrent un dessin pulsionnel d'une intensité rare. Parce que c'est aussi comment je me suis dessiné ou ma vie sexuelle, par la bande, si je puis dire, et l'exhibition qu'on dirait anarchique de tout un imaginaire réaliste (c'est un des paradoxes du voir chez François Matton) qui entoure les étapes de la vie, les jouets, les objets, les souvenirs, les lieux, les ondes, dans un jazz d'images qui se placerait entre *Deux ou trois choses que je sais d'elle* de Godard et *La Jalousie* de Robbe-Grillet. Il s'agit bien de la perception et cette autobiographie phénoménologique décadre sans ménagement nos repères. Les recherches d'appuis sont vaines: autour des dessins bruyants de musique, sonne le blanc des silences. Il y a des secousses émotionnelles à chaque paroi du labyrinthe, mais elles sont rapidement parasitées par le mélange des époques, des temporalités, des mensonges. Nous saurons tout sans rien savoir. Disons qu'il faut se laisser porter. Et si on accepte les remous et les accélérations comme les beaux moments de stase, alors c'est un magnifique moment de lecture, le roman d'une âme qui n'a pas pas abdiqué sa fascination pour la méditation du présent au profit d'un récit. Tout est maintenu : le voir, l'instant, l'amour, la mémoire, la force des lavis et des encres (Matton est un remarquable aquarelliste) et cette femme sans bouche qui serait la pudeur, la mère impossible ou le secret lui-même s'étoile en corne d'abondance. Cela a dû être un choc pour les deux auteurs, que cela tienne, que cela cogne, que cela bruisse de mille signes, que cent bouches parlent et nous embarquent. Je serais vous, je n'hésiterais pas. Mais faites attention, ce livre est malin comme un singe, les pièges sont à chaque page, et l'esprit plane à la surface des couleurs. A l'image de cette femme sur la couverture dont le bras cache le bas du visage et qui semble invoquer la si belle phrase de Proust ("Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes") cet ouvrage-monstre tissé à quatre mains fera de vous un être-temps basculé, un regard flottant, l'hésitation d'une idée hydratée par la vue.

Luc Vigier

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La Femme sans bouche
Lise Charles / François Matton
P.O.L, 2022. 304 pages.