Qu'est-ce que je cherche depuis le début en dessinant comme je le fais ? Avant tout, une occasion d'approcher amoureusement ce qui m'entoure. Faire tomber la barrière imaginaire qui me maintient dans l'illusion de ne pas être au centre du monde. Ça ne marche pas à tous les coups, c'est peu de le dire. Il ne suffit pas d'avoir un crayon en main pour surmonter comme par magie l'impression d'indifférence et de séparation avec ce qui se tient là, bêtement là, sans me faire signe d'aucune manière.
Pour sortir de l'indifférence, il faut un peu se monter la tête. Pour cela commencer par faire le vide. Taire les milles petites voix qui s'ajoutent d'ordinaire à tout ce qu'on fait. L'espace du dedans étant dégagé, il est alors possible de s'échauffer intérieurement - mais attention, sans s'exciter pour autant. Surtout pas. Il ne s'agit pas de m'exprimer, il s'agit de me mettre à l'écoute.
Tendre l'oreille pour sortir de l'hypnose où me tient tout mon savoir platement fonctionnel sur les choses. Ce n'est pas rien. Il ne s'agit pas moins de suspendre des millénaires de conditionnements. Ça a pour moi quelque chose de sacré. J'ai foi en cette affaire mystérieuse. Je la formulerais comme l'actualisation de la présence. Je suis tenté d'écrire présence avec un p majuscule, pourtant ce n'est pas si sacré que ça. C'est même tout simple. C'est l'état naturel dont parle les sages. J'ai souvent besoin d'eux, des sages, pour me rappeler qu'il y a un état naturel, et que même si je le perds de vue sans arrêt, il est à tout moment possible d'y revenir. Les objets sont bien toujours présents, là, autour de moi. L'écran d'ordinateur est bien là devant moi, le clavier sur lequel je tape est là également, les plantes malingres à ma droite sont là aussi, tout ça est bel et bien présent, c'est incontestable. Moi-même je suis présent, mon corps en tout cas, mais je suis ailleurs la plupart du temps, très loin même, il me faut bien le reconnaître. Trop distrait, trop éparpillé pour tracer le moindre trait qui ne soit pas tout à fait bête. Cette absence à moi-même et au monde me fait souffrir. Je me sens fait pour aimer le monde, le tenir dans mes bras, l'embrasser... or il ne fait que me donner l'impression de fuir, de me glisser entre les doigts. Si je ne fais rien, je sais que rien ne se passera et je resterai indéfiniment mécontent de moi et du monde dont je continuerai à me sentir séparé. Il faut favoriser la grâce.
Et pour ça j'ai trouvé le truc. Le truc imparable, le secret ouvert : pour connaître ce qu'on recherche par-dessus tout, inutile de s'épuiser à chercher bien loin : il suffit de retourner l'attention vers elle-même plutôt que de la laisser aller vers les objets. C'est le truc. Le super truc. Etre attentif à l'attention. Une attention sans intention. L'attention (ou encore la conscience) qui s'est toujours tenue là où je suis - qui est ce que je suis.
C'est un petit geste intérieur qui change la vie. Avant lui j'étais peut-être présent, mais je n'avais pas vraiment conscience de l'être. Maintenant je peux être sciemment présent. Pas seulement présent, mais conscient de l'être - étonné d'être, étonné que les choses soient. Au lieu d'être tendu vers l'extérieur, je repose en moi-même avec la pleine conscience d'être. D'être quoi ? Rien. Plus personne. Bon débarras.
Le regard n'a pas besoin du support imaginaire d'une personne pour voir. Oui, pas besoin d'un observateur pour voir. Voir voit. Entendre entend. Sentir sent. Penser pense. En moi, sans moi. Ce retour de l'attention sur elle-même ouvre un espace d'accueil inconditionnel. Tout est le bienvenu. Au lieu d'aller vers les choses, les choses semblent venir à moi, dans cet espace vide et grand ouvert que je suis devenu. Cette fois je suis pleinement là pour elles, je peux enfin les voir pour de bon, sans rien y ajouter, sans rien projeter, aucune image, aucun concept, aucun commentaire. Alors je peux me griser de la présence de tout. Tout se met magiquement à défiler sous mon regard, tout s'enchaîne de soi-même. Je n'ai pas à faire de choix, je n'ai pas à intervenir. Mon regard et ma main sont parfaitement en phase pour capter l'immédiate présence de tout ce qui surgit. Tout est sacré, plus rien n'est sacré. Tout est parfait tel que c'est.
Dessiner ce qui est, tout ce qui est, tel que c'est. Ça fait comme une ronde, une jolie ritournelle où tout se met à danser.
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