Se faire éditer est la première et la plus fatale des compromissions. Le livre imprimé n'est pas encore en librairie que déjà on se sent mal. Le service de presse est une torture. On ne se reconnaît plus. De toute évidence on a perdu son âme. Trop tard pour faire retour en arrière. On ne vous lâchera pas comme ça : désormais vous en êtes ! Finie la liberté, finie l'autonomie, finie la tranquillité, fini de sentir qu'on n'écrit ou dessine que quand l'évidence est là, la coïncidence avec l'instant qui fait qu'on ne se soucie de rien d'autre. Alors qu'une fois signé le contrat, le pacte faustien, on entre comme sous hypnose dans un devenir qui vous aliène. C'est qu'à présent on vous attend au tournant. Et quand par chance (celle de ne rien avoir vendu) personne ne vous attend, vous vous surprenez à attendre de vous-même : attendre, inquiet, ridiculement excité, ce que sera votre prochain livre — bientôt à la table des nouveautés.
Laissez-moi me confier. Avant d'être édité, je ne me souciais pas du tout de ce que les écrivains contemporains pouvaient bien écrire (c'est à peine si je savais qu'ils existaient). Je restais bien au chaud dans l'amitié de Tolstoï, de Tchekhov, de Proust, de Rousseau, de Valéry, de Reverdy, de Walser et de quelques autres. J'en avais bien assez pour toute la vie. Mais du jour au lendemain, j'ai dû réaliser l'existence de tous ces, ces... ces rivaux ! Alors, inévitablement : comparaison, jalousie, honte d'être jaloux, ressentiment pour cette honte, etc. Et je n'ai pourtant jamais eu la moindre ambition (imaginez les autres).
Le virus est très sournois, il ne vous épargnera pas.