Il y exactement 18 ans, jour pour jour, j’écrivais :
Me lève le premier pour lire
Spinoza dans la cuisine. Grisaille derrière la vitre embuée.
Je sors vers 8 heures pour aller chercher
du pain. Rues désertes, grand silence qui occupe l’espace sans l’écraser.
Hilarité de la boulangère à la vue d’un type étrange qui s’est fait dessiner un
visage sur un plâtre qui couvre le dos de sa tête.
Je dessine toute la matinée.
Petits formats carrés (trop petits ?) : la matière s’y étale sans
force, effet de pâtisserie. Je la malaxe longuement jusqu’à lui donner la
consistance voulue. N’en sors que deux dessins médiocres.
Après déjeuner je me plonge dans L’Écriture du désastre de Blanchot pour n’en
sortir que deux bonnes heures après.
Nous nous battons Anne et moi
avec grand amusement (pour nous réveiller ? pour nous réchauffer ?).
Fou rire d'Anne qui me fait plaisir. Dehors, temps gris. Sommes seuls dans
Reims.
Je reprends le travail l’après-midi.
Parfois une intuition forte, qui disparaît rapidement. J’ai pour seul guide le
sentiment net d’avoir fait quelque chose de vivant ou de mort. La
« présence » est le critère.
En fin de journée le soleil
réapparaît curieusement derrière les nuages gris plombés. Une chaleur toute
atmosphérique remplit l’appartement. Sur le bureau, les pinceaux sales
dispersés.
Son presque imperceptible de la
radio dans la cuisine alors que j’écris allongé au travers du lit.
Mangeons des lentilles vertes qui
ont trempé depuis hier soir dans un gros bol d’eau. (Lentilles vertes, bol
rouge).
L’Écriture du désastre est une variation étourdissante, infinie sur
les thèmes de la patience, de l’absence, de la passivité.
Aujourd’hui, je fais des essais
avec ma nouvelle palette graphique.
*
Il y exactement 18 ans, jour pour jour, j’écrivais :
Dimanche
Cette fois, grand ciel bleu sans
tache.
Je reste cependant une bonne
heure au lit sans me lever à réfléchir sur mon travail. Excitation. Forte envie
de m’y mettre au plus tôt (à l’école il faudrait que la galerie se libère).
Partita n° 2 de Bach par Menuhin pour déjeuner.
Je dessine : petits formats
(feuille papier machine) nombreux, puis un grand en fin de matinée.
Le tracé rapide déchire par
endroit le papier fragilisé par la peinture humide qui le recouvre. En
contre-jour la lumière passe à travers ces petites déchirures.
Trois brosses sur le papier jaune
couvrant la table : rouge, noire et blanche. Je dois nettoyer souvent la
blanche qui se salit très vite.
Les fonds sont encore pauvres de
matière, mais je ne m’en soucie pas pour l’instant. Quelquefois l’huile de la
précédente couche fait craqueler la couche superficielle. Une légère matière
apparaît alors comme une peau qui se lézarde, comme une terre qui se dessèche,
mais c’est par pur hasard, involontairement.
Le traits passe par toutes les
intensités : acéré, impulsif, décidé, sévère, droit, rapide, déterminé,
chirurgical, ou bien capricieux, imprévisible, flottant, qui se cherche,
gratuit, généreux…
La symétrie, toujours tentante
dans un petit format rectangulaire, doit être contredite, mise en mouvement,
chahutée.
Chahuter la symétrie.
Lis L’Invitation de Claude Simon : la condition, la structure qui
est au point de départ du récit est très
rigide. La sinuosité de la phrase, tout en révélant cette structure, la
questionne, la met en mouvement. Elle ne la détruit pas (pas de progression de
la déstabilisation), elle la tient en vibration. Elle y circule comme un
courant d’air dans un immeuble.
Je reprends les pinceaux après un
plat de pâtes en écoutant une émission sur Michel Foucault enregistrée par Anne
l’année dernière.
Le soleil vient à moi par toutes
les ouvertures de l’appartement.
Je prends un bain à 6 heures. Me
détends dans l’eau chaude, dans le silence, immobile.
Termine L’Invitation peu après dîner.
Tard dans la soirée, allongé,
j’écoute une émission réunissant plusieurs musiciens autour de Jean Barthe.
Souris contre l’oreiller aux facéties du présentateur fringant. Ambiance très
conviviale. Curieuse intimité de ces voix toutes proches dont la compagnie
souligne paradoxalement ma solitude du moment (Anne est encore à Paris). Cela
dure jusqu’à 2 heures du matin.
Aujourd’hui je fais quelques
photos.
*
Il y exactement 18 ans, jour pour jour, j’écrivais :
Nous nous levons tard (10
heures).
Après le petit déjeuner, je
retourne vite sur le lit pour lire le Voyage
en Orient (Égypte) de Flaubert. Note quelques passages sur un carnet.
En allant chercher un crayon dans
la cuisine je surprends Anne en train de lire une recette de cuisine. Elle
rejette le livre, comme honteuse, et m’embrasse fougueusement de sa petite
langue.
Partons faire des courses au
supermarché Leclerc en fin de matinée. Air ahuri des gens qui se bousculent
entre les rayons. Morceaux de salades écrasés sur le carrelage. Étalage
alléchant de poissons et de crustacés (grande quantité de glace pilée).
Achetons des moules et un litre de gros blanc.
Rentré à l’appartement je n’ai
pas envie de dessiner comme je l’avais projeté. Me rabats sur l’Ethique (idées adéquates = cause directe
et action ; idées inadéquates = origine partielle et passion).
Lumière douce dans la cuisine qui
caresse le bois de la table. Anne en pull rouge foncé, ainsi que les
chaussettes.
Dégustons nos moules au vin
enivrant.
Anne, après avoir débarrassé la
table, ne peut l’essuyer à cause de la présence d’un petit crabe parasite
ébouillanté.
Le soir, Proust la fait sourire
dans sa lecture ; je n’ose lui demander de quoi il s’agit de crainte de la
tirer de son plaisir.
Aujourd’hui je dessine une fille
au soutien-gorge noir et un paysage inspiré d’un lavis de Poussin.
*
Il y exactement 18 ans, jour pour jour, j’écrivais :
Mercredi.
Anne se lave, torse nu, au-dessus
de l’évier de la cuisine. Penchée pour que l’eau ne s’écoule pas, ses seins
très ronds se balancent.
Je vais à l’école sans
enthousiasme. N’y trouve que Franck et Aline, les autres sont à la conférence
de Marcia Hafif. Je m’y rends.
Voix très posée, très pondérée.
Cheveux blonds-gris tirés par une large barrette dans le dos où ils tombent
très bas. Robe noire jusqu’aux pieds. Expression sévère mais détachée.
Je ne suis pas séduit pas les
photos de son travail (mauvaises diapos). C’est une Américaine, ses toiles
minimalistes ne me surprennent en rien. Il faudrait les voir réellement, les
avoir sous les yeux, prendre le temps de les voir.
Réception glacée de l’assistance
qui ne pose aucune question.
La matinée se termine par des
monologues tout à fait insignifiants de Pierre-Grégoire (signifiants son seul
souci de paraître un personnage, un fort caractère). Je me surprends cependant
à rire quelques fois – ce qui me le rend supportable.
Déjeuner falot dans
l’atelier : il faut fuir cela. Ne peux m’empêcher de fixer un coin de la
pièce en fronçant les sourcils. Anne doit sentir ce froid en moi. Je n’ose la
regarder – elle pourtant si belle, si en dehors de tout cela.
Retournons à l’appartement. Y lis
Flaubert, sa fascination devant la prostituée légendaire d’Egypte :
Kouchiouk-Hânem. « Ce fut comme une apparition. »
Douce fin d’après-midi. Lis à
Anne étendue sur le pourpre de la carpe argentine ce que Barthes a écrit sur
Schumann. Elle m’écoute en se mordillant la lèvre inférieure.
Malher, la symphonie n° 5. Le
premier mouvement, me renvoie à nouveau au spectacle de Kantor, Je ne reviendrai jamais.
Sentiment très net que ce
romantisme-là est un romantisme de citation. Dans de nombreux passages
transparaît nettement le grotesque, le bouffon.
Aujourd’hui je suis toujours là.
*
Il y exactement 18 ans, jour pour jour, j’écrivais :
Anne me dit que je suis un garçon
de 8 ans qui aime faire mal aux filles.
Vais à 10 heures à l’école dans
l’intention de poncer trois barres de métal, toutes rouillées, mais pas de
ponceuse, pas de papier de verre, aucune bonne volonté de personne pour m’aider :
reprends mon vélo pour rentrer. Avec mon manteau noir Emmaüs, j’ai l’allure
d’un curé de campagne qui se rend en retard à sa paroisse.
Décide de dessiner pour
compenser.
Je traîne sur les lèvres un court
passage d’une symphonie de Beethoven (que je n’ai pourtant pas écouté depuis
longtemps). Cet air est un bon moyen pour m’empêcher de cogiter en dessinant –
ça aide à la concentration du geste.
Les petits pots, couteaux,
pinceaux, morceaux de papier et de carton serrent de plus en plus près ma
feuille de travail (mon champ de bataille).
Petits gestes rapides aux bruits
répétés (gratter, griffer, poser le pinceau, fermer le couvercle, …)
J’étale les feuilles travaillées
derrière moi ; prends une nouvelle feuille (même format) que je pose au
même emplacement que la précédente. Variations des attaques. Le grattage est
plus incisif si la surface est à moitié sèche, impossible si elle est
complètement sèche.
M’endors après le déjeuner sur le
canapé de la cuisine en écoutant une sonate de Chopin que je trouve très
mauvais.
Le froid me réveille. Anne me dit
de me lever. Je ne lui réponds pas. Elle s’assoit à côté de moi, reste sans
bouger, longtemps, puis pose sa tête contre mon bras.
Je reprends les dessins alors
qu'Anne part à la bibliothèque. Me retrouve donc seul pour travailler :
cela m’aide-t-il ?
Lis Pages Blanches de Dominique Grandmont.
Dehors les voitures font crisser
leurs pneus sur les cailloux – les ouvriers n’ont pas terminé leurs travaux.
Sur l’étendue pourpre de la cape
argentine, une allumette en carton (brûlée).
Le soir je lis avec grand intérêt
Le message photographique de Barthes
(in L’Obvie et l’obtus), puis, en
toute fin de soirée, Sodome et Gomorrhe
où l’explication de l’homosexualité par le biais de la reproduction de
certaines fleurs me paraît singulièrement simpliste – de même que de faire de
l’homosexuel une femme refoulée.
Réveil dans la nuit : Anne
se lève pour aller pisser. J’en fais de même et me recouche abruti de sommeil
sans dire un mot.
Aujourd'hui, rien de spécial.
*
Il y exactement 18 ans, jour pour jour, j’écrivais :
Anne se lève dès que le réveil
sonne. Je la retiens, elle se recouche, je lui caresse sa poitrine brûlante.
Elle se relève au bout de quelques instants pour préparer le petit déjeuner.
Bruit lointain des cuillers qui tintent contre les bols – me rendors.
Cours de M. Calais. Barbe et
cheveux gris, grosse lèvres rouges foncées, allure un peu grotesque perché sur
son tabouret. Ne sommes que quatre.
Je discute ensuite avec Franck
pendant le repas, puis après, au « sweet corner ». Les poils de sa
barbe sont trop longs. Quelques unes de ses phrases ont du charme. Elles sont
allusives, en points de suspension, sans être creuses. J’ai toujours aimé sa
manière de fumer, « à l’américaine », avec un style très intégré qui
semble tout naturel.
Me retrouve dans l’atelier blanc
de P-G W. Personne ici ni à côté. Lis quelques poèmes de Rimbaud (un recueil
qui traîne parmi les croquis étalés). Belle lumière des deux grandes fenêtres
qui font l’angle de la pièce. Dehors la pluie reprend.
Juifs errants de Norvège,
Dites-moi la
neige.
Anciens
exilés chers,
Dites-moi la
mer.
Je fume un mégot refroidi depuis
une semaine sur le petit cendrier rouge en terre. Le silence bourdonne à mes
oreilles.
Rentré à l’appartement, je
dessine en attendant qu’Anne revienne de l’école. J’aime les bords foncés de ce
papier jaunis. Le couper c’est tailler un volume.
Aujourd’hui je suis un peu plus
énervé.
*
Il y exactement 18 ans, jour pour jour, j’écrivais :
Samedi.
Un baiser d'Anne sur le point de
partir me réveille à 6h30.
Je reste au lit à lire Proust
deux heures durant.
Me lève à 9 heures pour déjeuner
d’un bol de céréales.
Termine la matinée le nez dans le
dictionnaire. Scie, bisbille, imprescriptible, objurgation, factieux, afférent,
prégnant, endogène, exogène, labile, marmescence, lutiner, adjuration,
coalescence, déférer, anomie, endémie, achopper…
Bibliothèque d’Orgeval où je lis
les trente premières pages du Vice-consul
de Duras. Le repose pour consulter une encyclopédie des « philosophes
célèbres » dirigée par Merleau-Ponty. Une photo de Heidegger (par
Beaufret) m’amuse : le philosophe se tient debout, accoudé à une canne,
sur une pente herbeuse (montagne ?), un mouchoir sur la tête (soleil), la
cravate au vent. Pantalon et chaussures de marche.
Bergson par Deleuze. L’immédiat
n’est pas la donnée première. Intuition : saisie de la durée. Durée :
ce qui diffère, plus l’altération que l’altérité.
En ressors à 6 heures, étourdi.
Schumann, encore, emporte tout le
poids de ces lectures et je retrouve le monde. Soleil. Dans un garage vide, le
vent fait tournoyer quelques feuilles.
Sur une pelouse, devant un
immeuble, des enfants jouent avec un matériel de base-ball jaune fluorescent. A
leur droite, un groupe de filles se penche en cercle sur l’herbe. Je m’accoude
à un mur de pierre pour noter cela. Un jeune gars traverse la route pour me
demander une cigarette. Il porte sur l’épaule un gros sac en cuir, sur les
oreilles un casque de walkman. Il repart sans insister.
Je mange les trois quarts de la
baguette de ce matin en guise de dîner. Me regarde dans la glace, essaie de me
surprendre comme je surprendrais le visage d’un inconnu.. Altérité, altération
(ce qui diffère).
Lis Pascal (les deux infinis, les
puissances trompeuses).
Suce un clou de girofle (poussée
de dent de sagesse).
Allume une bougie.
Ne dessine pas.
Bruit sourd de ferrailles
entrechoquées : un type en mobylette contre une voiture. Accident. Rien
d’important. Incident.
La nuit qui tombe, donnant sa
raison d’être à la bougie allumée.
Le robinet qui goutte.
Rien d’important.
Aujourd’hui je vais à la gym
pour la cinquième fois de la semaine (un record).
*
Il y exactement 18 ans, jour pour jour, j’écrivais :
Mauvaise nuit. Je réveille Anne
plusieurs fois en me retournant nerveusement.
Lis et médite dans la cuisine sur
Heidegger (Steiner) jusqu’au lever d'Anne où je m’arrête pour déjeuner.
Je lis tout le reste de la
journée. Ressors mes cours de philo de l’année dernière (> plénitude et
vacuité dans la pensée française). Feuillette le catalogue de Bruce Nauman que
m’a prêté Chapus.
Anne fait une grimace au-dessus
de mon épaule alors que je me regarde dans la glace. Elle me fait remarquer que
le trou dans le drap qui couvre le matelas s’élargit.
Je prends un bain en fin
d’après-midi. Il fait encore jour. Je reste allongé dans l’eau à ne rien
regarder, à ne rien écouter, à ne rien penser. Puis saisis du bout des doigts Guignol’s Band que je lis. Le narrateur
est séduit par Virginie, il l’aime. Plus il la regarde et plus il l’aime. Il
veut lui dire, trouver le moyen de lui dire. Elle est si jeune ! Elle
parle beaucoup de tout, de rien, fait des gamineries. Il veut l’interrompre (et
pourtant ce charme quand elle parle !) Enfin il essaie, il se risque. Ce
n’est pas raisonnable, il le sait (l’écouter c’est si bon !), et de fait
il déraisonne. Une fois lancé il ne s’arrête plus. Tout y passe : ses
blessures, ses cicatrices, les tranchées, le bruit des canons, la boue, les boyaux
au vent…
L’eau du bain refroidit. Il n’y a
plus de mousse du tout. La lumière est faible maintenant et je dois me
retourner pour continuer à lire.
Aujourd’hui je lis beaucoup
moins.
*
Il y exactement 18 ans, jour pour jour, j’écrivais :
Tôt ce matin, alors qu’il fait
encore nuit, des oiseaux chantent.
Je pars à l’école où je classe
les dossiers du concours d’entrée avec Pierre-Grégoire et Laurent. (Nous
n’avons pas encore quitté l’école qu’on nous demande de participer au jury...)
Peinture en grand nombre des
postulants qui révèle une même formation (pédagogique (la fameuse classe A3),
culturelle et surtout idéologique). Tombe pourtant en arrêt devant la qualité
d’une série de croquis (sens très fort du volume, intensité du trait, vision de
synthèse remarquable).
Le zèle de P-G dans sa
responsabilité de juger les dossiers me gêne. Je me rétracte.
Laurent et P-G qui ne veulent pas
assister l’après-midi aux entretiens avec les postulants, croyant que notre
présence ne serait pas désirée par certains profs.
Tout cela m’irrite, je préfère
écouter Schumann dans mon walkman.
Pierre-Grégoire, à qui je passe
l’écouteur : « Il y a du vent dans les voiles ! ». En effet, souffle terrible sur la bande
magnétique.
Rentre à l’appartement en début
d’après-midi en passant par la fête foraine qui se monte sur les promenades
devant la gare. Que me veut cet enfant hébété qui agite un chiffon
boueux ?
Brusquement la pluie reprend,
pour quelques minutes, ensuite soleil. Temps de mars, pas de surprise.
Inauguration de la nouvelle saison
de la FJEP la Neuvillette. Champagne. « Mais penchez donc votre verre, ça
fera moins de mousse ! Ah vous n’êtes pas de Reims vous ! »
Un garçon de cinq ans nous tend un plat de toasts froids.
Très long discours de la
directrice, d’un représentant de la mairie (moustaches en guidon), d’une
responsable de spectacles.
La salle est une salle de
gymnastique (l’odeur l’aurait laisser deviner à un aveugle).
Gosses qui courent partout,
jeunes arborant un look artiste, vieillards sur des bancs : les trois âges
de la vie.
Allons nous promener en attendant
le spectacle de danse. Il est à peu près 8 heures, le bout de la rue débouche
sur une grande vue dégagée (inattendue). A gauche, un grand champ de jeunes
pousses dessine un grand carré vert. Des arbres à l’horizon font une barre
sombre qui délimite un ciel très en volume. Deux grosses trouées de lumière
percent toute cette sombre masse mouvante. Quelques habitations grises à une
centaine de mètres. Silhouette d’une personne qui se tient debout dans
l’embrasure d’une porte et qui regarde, immobile, dans notre direction.
Impression d’être subitement à la campagne. Plus loin, grande bâtisse en bois
(très belle charpente) avec un toit en vielles tuiles. Dessous : nombreux
tas de longues planches, une carriole
d’un autre temps avec deux grandes roues en bois. Du lierre grimpe aux murs et
autour des poutres.
Le spectacle de danse (Polyol et
ses potes). Quatre danseuses. Musique trop forte pour que les enfants puissent
rire. Mille trouvailles de mouvements insolites, très rythmés (pensons
vaguement à Jérôme Deschamp).
Aujourd’hui – mouais.
*
Il y a exactement 18 ans, jour pour jour, j’écrivais :
Je ponce mes barres rouillées
dans l’atelier de Lydie. La poussière de la rouille dessine des formes
mouvantes sur le papier blanc.
Je discute avec Laurent (toujours
aussi cracra) et Cécile Talec dans le bureau bleu aux murs criblés d’agrafes où
restent accrochés parfois des morceaux de plastique rose.
Après-midi à remplir les dossiers
de scolarité qu’il fait envoyer au plus tôt.
Cela, et tout le reste,
désagréable.
Enfin, avec Anne dîner
original : fallafel (sans oignon). Et puis allons en courant (parfois très
vite, comme pour jouer, en se donnant la main) au CDN voir Une leçon d’amour (1954) de Bergman.
La salle est très grande, il fait
bon. L’écran immense se tient suspendu sur l’avant-scène. Il y a suffisamment
de place pour oublier la présence des voisins.
Les visages des femmes, comme
toujours chez Bergman, sont magnifiques. Immenses et magnifiques.
Aujourd’hui j’ai passé toute la
journée à faire de grands dessins sur les murs d’une belle galerie. Je vais y
retourner demain et après demain. C’est un vrai plaisir de voir le trait
quitter la page pour gagner l’espace entier.
*
Il y a exactement 18 ans, jour pour jour, j’écrivais :
Laurent m’aide à déplacer une
pierre d’1m30 de long 40cm de large, logée sous l’escalier de la cour depuis
sûrement plusieurs années. Elle est un peu enfoncée dans la terre. La mettons
en branle avec des leviers. Essayons de la saisir par en dessous, de la pincer
sous les flans.
Clareboudt, connaisseur, nous
dirige dans les mouvements. Gestes précis dictés par l’expérience. Nous
soulevons la tête de la pierre avec des cordes et glissons dessous quatre tubes
de métal découpés à la disqueuse. Poussée par derrière, la pierre glisse sur
les tubes (comme les Egyptiens des pyramides). Il faut dégager le sol (un
caillou bloquerait tout), replacer à l’avant les tubes qui se dégagent par
l’arrière. Gestes rythmés, synchrones. Stop ! Trois marches à monter. On
repasse la corde – une à l’avant, une autre à l’arrière. Lever l’avant, pousser
l’arrière. Trois fois. Une, deux, trois. Reglisser les rouleaux de métal et
c’est reparti. Grondements sourds contre le carrelage.
Je pars un peu avant midi à la
bibliothèque Carnegie. Pas grand monde au début, et puis personne (heures du
déjeuner).
Feuillette Le don des morts de
Danièle Sallenave. Lire est un devoir plus qu’un droit. Le repose. Feuillette
un livre très illustré sur la Toscane. Magnifiques photos. Lumière de la grande
vie – ailleurs. Les rues serrées, les amoureux sur les places, près d’une
fontaine, la majesté des monuments, le linge qui pend des fenêtres, les corps
légers…
Suis assis sur une chaise d’école
contre un radiateur qui souffle l’enfer inutilement.
A droite, à gauche, devant :
des rayons où croulent les grappes irrégulières des livres.
La lumière nue vient de derrière
(au-dessus du radiateur, une fenêtre).
Repose la Toscane, Florence, son
soleil et ses vignes. La compare avec la campagne normande (les prés, les
vaches, les flaques), puis avec la Bretagne, puis le Vercors, la Lozère, les
Pyrénées. Mille paysages, tous possibles, là, d’un coup, sous les yeux. J’y
suis ! J’y suis ! J’y suis !
Dérapage en Afrique, le Maroc,
Marrakech, Casablanca, les murs bas, blancs, les souks, le poisson sec, les
épices en tas réguliers, l’ombre, les odeurs…
Sors à 2 heures. Plisse les yeux
pour regarder le cul de la cathédrale (cul bordé d’un jardin défendu).
Et puis l’après-midi.
Et puis le soir, jusqu’au sommeil.
Aujourd’hui je me repose. Ce
soir je sors, c’est la fête.
*
Il y a exactement 18 ans, jour pour jour, j’écrivais :
Partons vers. Nous garons dès
l’abord des premières vignes. Petite route peu fréquentée, terrain vallonné. Le
soleil tape fort.
Ne nous disons rien les premiers
cents mètres. Sommes absorbés par cet espace de pure nature – espace si
soudainement différent de celui de la ville, pourtant seulement à quelques
minutes du centre de Reims. Si proche, et pourtant ce silence déjà… L’herbe, les
arbres, la terre…
Anne porte le sac à dos bleu pâle
(celui en cuir). Dedans s’y trouve une petite bouteille d’eau, un recueil de
poèmes de Valéry, deux carnets à dessins, quelques crayons. Sur la gauche nous
croisons une grande croix en bois devant un groupe d’arbustes fleuris.
Les ceps n’ont pas de feuilles
(moignons noirs). Deux hommes les tailles et font brûler les petites branches
dans un bidon ouvert monté sur un châssis à roulettes. Impression d’être dans
les Alpes en été.
Nous aventurons sur un sentier
latéral qui traverse un bois et passe devant un cimetière militaire anglais
pour se disperser parmi de grands pins.
Descendons une allée herbeuse qui
mène au parc de Cométreuil. Le longeons. Devant le haras, surprenons une
saillie (molle érection de l’étalon, visiblement peu enthousiaste). Près de la
route une fille fait tourner un cheval au bout d’une longe.
Reprenons la route jusqu’au petit
village. Quelques hommes pêchent dans une minuscule pièce d’eau carrée,
cimentée. Faisons le tour de l’église haut perchée. Buvons un Orangina dans un
petit bar qui n’est rien d’autre qu’une pièce à peine aménagée d’une maison
familiale. Dents pourrie d’un habitué qui demande un canon. Le charcutier
débarque avec son grand tablier taché de sang sur son énorme ventre.
Reprenons le chemin du retour à
grande foulée. Anne est pressée, elle doit être au CDN à 19 heures. Cours sans
m’arrêter toute la seconde moitié du trajet – exploit. La pente m’entraîne.
Dépose Anne juste à l’heure devant
le CDN.
Aujourd’hui je suis très détendu. Hier c’était la fête et je
n’ai même pas mal à la tête. Nous avons beaucoup parlé, fait de nombreuses
rencontres et dansé devant la projection d’un film muet de Murnau ou de
Stroheim, ou peut-être des deux.
*
Il y a exactement 18 ans, jour pour jour, j’écrivais :
Balaie l’atelier.
Dépose des blocs de pierre au milieu du parquet. Les
bouge, les tourne et retourne. J’en cherche deux qui puissent se répondre.
Descends avec Agnès chercher du pigment rouge dans
l’atelier de céramique. Il y en a un très beau, dense, mais il n’accroche pas à
la pierre, la poudre reste superficielle. Je peins finalement à l’huile les
deux côtés plats de mes pierres.
Photos. (Sous cet angle, sous cet autre, se méfier
de l’ombre, surexposer, sous-exposer).
Les photos terminées, je pars m’acheter un sandwich
que je vais manger dans le parc derrière les bâtiments du CNAT.
Jardin amputé par un rideau de fer pour raison de
vagues travaux.
Un jeune chauve (ou presque) en veste orange et
petit cartable de cuir qui va et vient, passe et repasse. Apparemment pas
décidé. J’observe son manège puis retourne à ma lecture (Guignol’s Band). Les bourgeons viennent d’éclore, ça y est :
au bout de chaque branche, de tendres pétales verts.
Disparu, le chauve orangé.
Lève le camp. M’envoie dans les oreilles les
concertos triple (en la mineur, BWV 1044) et double (en ré mineur, BWV 1060) de
Bach.
Place d’Erlon, j’observe longuement sur une
passerelle de bois les archéologues travailler au pinceau.
Partons en voiture sous le soleil tentant.
Prenons un chemin à travers un bois qui mène à une
clairière (qui en fait est une croisée des chemins). C’est la nature.
Nous allongeons un peu plus haut sur l’herbe toute
jeune, sous des pins qui font clocheter leurs pommes. C’est bien la nature.
Des arbres, des insectes (deux bourdons, des
punaises, une drôle de mouche avec un long dard). Très au loin, à peine
perceptible, la rumeur des voitures.
Anne s’allonge sur son blouson, une herbe entre les
dents. Il fait chaud. Ses seins sont chauds et doux. Elle aime se faire
caresser ici, au cœur de toute cette nature. Touche son sexe mouillé, couvre sa
taille de baisers. Ça me rappelle Avignon. Cherchons où faire l’amour sans
risquer d’être surpris. Ici, derrière ces ronces ? Là, contre
l’arbre ?
Décidément trop risqué (mais quels risques ?).
Renonçons avec moult soupirs. Et puis il commence à faire un peu froid. Le
chemin débouche sur des champs vallonnés au creux desquels on voit un clocher,
puis (déçus) un village entier assez ingrat.
Aujourd’hui, après le petit vernissage très réussi
d’hier soir, je prends enfin le temps de ranger un peu l’appartement.
Tout ça est bien beau, mais il s'agit d'un fichier sur lequel je suis retombé par hasard et qui a plus de dix ans. Les faits qui y sont rapportés ne datent donc plus maintenant de 18 ans mais de 28 !